Covid-19 : quel enseignement supérieur et recherche ?

Nous subissons une succession de « réformes » du secteur public, avec diminution des budgets et soumission aux intérêts privés, visant à dégager du profit aux dépens de la collectivité, quoi qu’il en coûte. Le gouvernement poursuit son programme néolibéral dans plusieurs secteurs dont l’hôpital et l’enseignement supérieur et la recherche (ESR). Pourtant, ce sont ces choix politiques qui nous ont conduit à l’impasse actuelle, aux dysfonctionnements et aux inégalités criantes que dévoile au plus grand nombre la pandémie du Covid-19. Aujourd’hui, le temps d’arrêt imposé par la crise sanitaire et la prise de conscience de la situation sociale dans notre pays sont des révélateurs nécessitant de débattre et repenser nos services publics, notamment dans l’ESR, et pour revendiquer ensemble un autre avenir.

 

1 État actuel des réformes

1.1 Enseignement

Les récentes réformes (mise en place de la sélection en master [2017], ORE-Parcoursup [2018], baccalauréat dit Blanquer [2019]), ont accentué les inégalités dans l’enseignement supérieur. Malgré des continuités avec le dispositif antérieur, Admission Post-Bac, Parcoursup a reconfiguré l’accès au supérieur français, en généralisant la sélection sur dossier à l’ensemble des filières post-bac dans un contexte de saturation des capacités d’accueil de certaines formations (notamment dans les sections de techniciens supérieurs). Parcoursup renforce la prise en compte des notes et des appréciations des professeur-e-s du secondaire (via la fiche avenir). Si Parcoursup accentue ainsi la mise en concurrence, et des candidat-e-s, et des formations du supérieur, il pérennise les inégalitésdues aux déterminismes sociaux.
Tout cela s’ajoute à des conditions de travail et d’études qui se dégradent depuis des années. L’autonomie des universités (loi LRU de 2007) s’est traduite par des contraintes budgétaires très fortes et par le recours croissant aux vacations, aux heures complémentaires (qui représentent environ 1/3 des heures d’enseignement) et, plus généralement, aux contrats précaires, qu’il s’agisse du travail enseignant ou administratif. Ces contrats courts entraînent une rotation importante dans les équipes. Des départements fonctionnent avec des moyens extrêmement faibles au regard des heures de cours et du nombre d’étudiant-e-s. La mise en place de nouveaux dispositifs (comme Parcoursup) à moyens constants se traduit par une diversification et une densification du travail pour les personnels administratifs.

1.2 Recherche

Depuis début décembre 2019, les mobilisations contre la future loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) se sont organisées dans le contexte du mouvement contre la réforme des retraites, mais aussi contre d’autres réformes (chômage, fonction publique). Avec des actions imaginatives et variées, un nombre important de personnes travaillant dans l’enseignement et la recherche s’est mobilisé pour exprimer un point de vue quasi unanime. La vision de la recherche exprimée par la LPPR, strictement opposée à la leur, leur apparaît inhumaine et destructrice.
Cette mobilisation récente qui s’est faite de manière inégale selon les établissements et de manière déphasée dans le temps a pu s’appuyer sur des luttes précédentes : celle qui a mené aux États généraux de la recherche de 2004, la lutte contre la LRU de 2007, contre la précarité dans la recherche depuis 2017. Depuis le Pacte pour la Recherche de 2006, le partenariat public-privé et la rentabilité commerciale sont devenus des critères cruciaux pour accorder les moyens et crédits de recherche. Dans ce même laps de temps, la compétitivité de la France sur le plan international et la course à l’innovation ont semblé prévaloir sur les coopérations horizontales, qui privilégieraient des rapports égalitaires et de partage plutôt que de perpétuer l’exploitation des ressources matérielles et des savoirs dans le cadre de rapports de domination structurels. La LPPR ne fait donc qu’aggraver une tendance installée et accentue la destruction massive de postes pérennes en faveur d’une précarisation dramatique du travail dans la recherche et allant de pair avec l’emprise toujours plus grande des entreprises privées dans les thèmes et approches de la recherche. À ceci s’ajoutent le crédit impôt recherche comme source de financement et soutien dissimulé aux grandes entreprises (6 milliards d’euros annuels, soit deux fois le budget du CNRS) ; et l’accès à une partie des fonds ANR (Agence Nationale de la Recherche) octroyée aux entreprises privées.

L’augmentation du budget de l’ANR et de ses bénéficiaires, prévus par la LPPR, ne remédiera donc ni à l’aspect chronophage de la construction et de l’évaluation des projets, ni aux inégalités entre les laboratoires, ni à la liberté de recherche entravée par la direction de certains établissements (dont le CNRS), ou du fait d’un fonctionnement éditorial qui pousse à la normalisation des travaux et entraîne une forme de censure plus ou moins formelle. Ce sont des budgets pérennes à hauteur des besoins qu’il faut pour la recherche !

1.3 Conclusion

Des tendances destructrices et avilissantes similaires ont été depuis longtemps constatées dans la recherche et dans l’enseignement supérieur comme dans l’ensemble des services publics, et c’est bien pour cela que ces mobilisations se sont faites conjointement.

Si l’enseignement supérieur régule aussi l’accès aux professions de la recherche, cela passe par des sélections racistes, sexistes et classistes qui se traduisent dans la composition du monde de la recherche, de ses thèmes et de ses approches.

 

2 Ce que révèle la crise du COVID-19

 

2.1 Un confinement qui renforce la précarité des personnels et des étudiant-e-s

La pandémie actuelle révèle et accentue les rapports de domination que nous connaissions déjà dans le supérieur. Comme dans le secondaire, la « continuité pédagogique » masque de profondes inégalités. Pour les étudiant-e-s, les enquêtes réalisées à Grenoble, Saint-Denis, Nanterre, Nancy ou Villetaneuse, pour n’en citer que quelques-unes, soulignent non seulement des inégalités d’accès à un équipement informatique et à une connexion stable, mais aussi des conditions de confinement très contrastées (densité d’occupation du logement, personnes à charge, entourage touché par la maladie, obligation de continuer à travailler ou perte d’emploi, déséquilibre psychologique, faim, etc.), avec de nombreuses situations dramatiques. Des enquêtes montrent que, même pour les mieux lotis sur le plan matériel, la pandémie suscite une grande angoisse (stress, incertitude). Cette fragilité psychologique, tout comme les inégalités matérielles, donnent raison aux résistances enseignantes et étudiantes au passage d’examens à distance, indéniablement inégalitaire et souvent imposé par les présidences universitaires.

Du côté des personnels, les conditions de confinement et les conséquences de la crise sont également très inégales. La crise que nous traversons amplifie la précarité et exacerbe des inégalités qu’il n’est plus possible d’ignorer. Les vacataires d’enseignement sont soumis-e-s à des injonctions à la « continuité pédagogique » sans garantie de salaire versé à la fin du mois, les doctorant-e-s voient leurs recherches suspendues sans garantie de reconduction. Pour les personnels les plus précaires et les plus fragiles, travailler à la maison peut s’avérer source d’angoisse et de multiplication de risques : manque de place, travail sur un écran toute la journée, troubles musculo-squelettiques, stress dû aux injonctions permanentes à la « continuité pédagogique », double journée assurée par les femmes ...

L’imposition, par ordonnance, de 5 jours minimum de « congés » obligatoires pendant le confinement sonne comme une non reconnaissance du travail exceptionnel durement accompli pour tous les personnels BIATSS dont beaucoup sont des précaires payé-e-s au SMIC et sans garantie de renouvellement. Quant aux femmes, qui ont été les premières à se mettre en autorisation spéciale d’absence (ASA) pour s’occuper de la garde des enfants, elles feront les frais, une fois de plus, de ce type de décision gouvernementale

2.2 Les impasses du pilotage de la recherche à court terme

La crise du Covid-19 révèle les contradictions du fonctionnement de la recherche. La recherche publique est sacrifiée (gel des postes, épuisement des crédits récurrents des laboratoires) et affaiblie. À ses dépens, des appels d’offre publics dans le privé se sont développés pour la production de tests et la conduite de recherches. L’épidémie de SRAS en 2002 avait suscité des appels à projets européens sur les coronavirus. Plusieurs chercheurs ont alors lancé ou amplifié des programmes de recherche. Mais les fonds se sont taris dès 2006, une fois disparue la crainte politique d’une nouvelle épidémie. En l’absence de crédits récurrents pour les recherches fondamentales, les connaissances sur les coronavirus (et d’autres sujets aussi importants) ont pris du retard. Aujourd’hui, dans l’urgence, l’ANR a relancé un appel sur ces virus, mais on ne fait pas avancer la recherche dans l’urgence et à court terme. Il est temps d’en finir avec le pilotage de la recherche par le pouvoir politique au service des capitalistes ou sur un mode hiérarchique et injonctif , concentré sur les thèmes à la mode, les résultats à court terme et la rentabilité privée des recherches publiques.

 

3. (Re)penser et (re)construire l’ESR

Au-delà des problèmes importants posés par la crise sanitaire et le déconfinement, la crise du Covid-19 sur le terrain de l’ESR renvoie aussi la question de l’organisation globale de la société et la place que doit y occuper l’ESR.

L’université et les laboratoires devraient être des lieux de réflexion, de création, de diffusion et de transmission, d’épanouissement humain et scientifique. Penser l’ESR pour la collectivité signifie donc de se dégager à la fois des intérêts économiques privés et des logiques de compétition et de domination, qui renforcent les inégalités, ici comme ailleurs, qui technocratisent et bureaucratisent la science. La diversité des approches est une des conditions de la recherche, de la production des savoirs et leur transmission. Une autre condition est de travailler en toute liberté et indépendance, sans concurrence ni précarisation. L’autogestion des établissements au sein d’un réseau public d’universités coordonnées, avec reconnaissance des diplômes (a minima au niveau national) et d’un statut pérenne (fonction publique), répond à ces conditions.

Afin de combiner liberté d’exploration créatrice et défense de l’intérêt commun, les scientifiques doivent être à la fois autonomes et responsables devant la société. De ce fait, elles et ils doivent pouvoir refuser de collaborer aux recherches et applications nuisibles et en dénoncer les dangers. L’ESR doit aussi se démocratiser dans un dialogue avec la sphère publique. Cela implique de rendre les activités de recherche et d’enseignement plus accessibles à toutes et à tous, spécialistes et non-spécialistes, en encourageant la participation et le droit au regard critique : accès aux connaissances par la formation, accès aux résultats de recherches par leur mise à disposition transparente. L’université doit être un lieu de connexion entre savoirs, que ce soit entre disciplines scientifiques, entre connaissances scientifiques et savoirs populaires ou encore entre créations scientifiques et artistiques. Ces savoirs sont des biens communs, leur diffusion doit être libre et non entravée par des dépôts de brevets. Ceci exige que les universités et les laboratoires soient des lieux publics, ouverts et accessibles gratuitement à toutes et tous, à tout moment de la vie.

Comme beaucoup, nous pensons que des personnels fonctionnaires et des moyens récurrents supplémentaires sont nécessaires à l’université et à la recherche, et à leur indépendance. Les objectifs et la temporalité de la recherche doivent donc être déconnectés des intérêts économiques ou politiques immédiats, favorisant les disciplines et secteurs actuellement méprisés comme les sciences humaines et sociales et les recherches fondamentales. Par ailleurs, il faut changer le rapport au travail actuel et donc supprimer toutes les évaluations et primes inscrites dans un « management » individualisé, porteur d’inégalités, de soumission et de rupture avec la collégialité de nos métiers. De même, l’arrêt de toute externalisation/sous-traitance et l’arrêt du détournement de l’argent public (comme le crédit impôt recherche, ou les partenariats public-privé). Les rapports entre enseigné-e-s et enseignant-e-s demandent aussi à être repensés pour éviter des formations où l’évaluation, plutôt que les connaissances enseignées, serait le principal objectif.

Au-delà de ces revendications, il faut construire l’ESR pour le bien commun et comme un bien commun, autogéré, accessible à toutes et tous. À SUD éducation, nous dénonçons tous les rapports hiérarchiques et de domination. Nous revendiquons notamment une augmentation générale des salaires et la réduction des écarts de rémunération pour aller vers un salaire unique, la titularisation de tous les personnels et l’instauration d’un véritable statut étudiant rémunéré pour toutes et tous, à tout moment de la vie. La production et la transmission des savoirs est une affaire collective et demande des débats au-delà de la communauté universitaire, sur les conditions permettant l’ouverture de l’université à toutes et tous, sur l’organisation du maillage universitaire au niveau géographique, etc. Dans la période actuelle (projet de LPPR, crise sanitaire en plus des crises écologiques et sociales), la Fédération SUD éducation rejoint en conséquence l’appel de Rogue ESR à « réinstituer l’Université comme lieu de formation des citoyens à une pensée autonome et aux savoirs critiques, et comme lieu de production et de transmission au plus grand nombre de connaissances scientifiques et techniques » [accessible sur http://rogueesr.fr/retrouver-prise/].

Une pandémie sexiste :

Ce n’est pas seulement dans le harcèlement systématique des infirmières que les violences sexistes se sont exprimées durant la pandémie. C’est la division sexuelle et sociale même du travail nécessaire pendant cette crise qui reflète la mise en danger systématique des ouvrières dans les hôpitaux comme dans les supermarchés. Le confinement aggrave encore cette division sexiste du travail domestique et de soin et augmente les violences (y compris sexuelles) contre les femmes et enfants. En outre, la situation dramatique à l’hôpital a entravé l’accès à l’IVG, mettant en suspens le droit à l’avortement. Si les réformes néolibérales contre la retraite, la recherche, l’enseignement et l’assurance chômage suggèrent que les recherches féministes et sur le genre ne sont pas rentables et donc obsolètes, cette pandémie nous a montré au contraire que nous sommes encore loin d’une société égalitaire, sans parler de l’héteronormativité et du familialisme des modèles et de l’imaginaire du confinement. Dans le monde de l’ESR, les violences hétérosexistes sont fondamentalement liées à la précarité des postes. Concrètement, l’organisation de la recherche par projet augmente l’arbitraire dans les rapports professionnels et organise structurellement les violences sexuelles dans l’ESR dont l’impunité est actuellement garantie par les structures et la législation en place. Quand nous sortirons du confinement, il faut que ça cesse, dans l’ESR et dans toute la société !