L’arpentage, une méthode de lecture collective- La coopérative pédagogique

Comment faire lire un livre aux élèves ? La question n’est pas anodine si on regarde les stratégies que celleux-ci sont capables parfois de développer pour ne pas le faire. Pourtant l’accès à l’écrit long est un enjeu majeur de l’émancipation. Des syndicalistes à partir de la fin du XIXe et du début du XXe l’ont bien compris. Lors de négociation ou simplement d’une refonte d’un règlement ou d’une loi, la nécessité de prendre connaissance parfois très rapidement de textes juridiques complexes, souvent à dessein, leur a fait développer la technique de l’arpentage.

Le principe est simple : on se rassemble à un certain nombre, on compte le nombre de pages à lire, on divise par le nombre de camarades et on se répartit équitablement des lots de pages. Chacun résume ensuite, lors d’un travail de mise en commun, ce qu’il a lu et on se retrouve avec un condensé de l’ensemble accessible à tou·tes. La pratique s’adapte facilement avec des élèves, il suffit de diviser le nombre de pages du livre par le nombre d’élèves dans la classe, de répartir les lots et c’est parti, en une ou deux heures un livre est lu par la classe. On peut introduire plusieurs variantes : une lecture guidée par des questions (suivez plutôt tel personnage, repérez tel aspect du texte (comme les changements de lieux, etc.).

Dans un texte théorique, en philosophie ou en sciences économiques et sociales par exemple, mais aussi en littérature, on peut de cette façon aborder collectivement des textes difficiles d’accès. L’arpentage peut se faire à toutes échelles, sur tous supports.

Avec un livre, l’expérience montre une certaine multiplicité des pratiques. Ainsi l’arpentage « pur », le plus provocateur, consiste à découper (au sens physique) un exemplaire de l’ouvrage en tant de blocs d’un nombre fixe de pages, sans jamais tenir compte du découpage en chapitres, préfaces, etc. C’est la forme la plus surprenante pour les élèves mais l’expérience montre qu’ils et elles s’y font et la mise en commun permet généralement de revenir sur les premières réticences, l’intérêt de l’exercice prenant forme concrète.

On peut aussi se contenter de désigner à chacun le numéro des pages qu’il aura à lire : c’est moins spectaculaire, mais ça permet une appropriation du livre. On peut faire des arpentages par groupe, par exemple en utilisant des affiches qu’on ira ensuite coller au mur dans l’ordre du livre.

Bref les variantes sont infinies.

L’arpentage est un exercice émancipateur à plusieurs niveaux : il permet de désacraliser le livre, objet impressionnant en soi, surtout s’il comporte beaucoup de pages ; il permet de sortir la lecture de sa représentation solitaire sans perdre l’expérience intime de la découverte du texte : il implique une parfaite égalité de traitement de tou·tes les élèves, pas seulement parce qu’ils et elles ont le même nombre de pages, mais aussi parce qu’ils et elles ont la responsabilité de rendre compte de leur partie au collectif.

Des courants conservateurs ne s’y sont pas trompé lors de la première publication d’une pratique d’arpentage il y a quelques années, qui a donné lieu à un shitstorm violent sur les réseaux sociaux. Le Collectif Lettres Vives a, à l’époque, réagi en publiant un texte encore disponible sur le site. En désacralisant le livre, l’arpentage provoque aussi la mise en cause de l’aspect élitiste du lettré solitaire. On revient à des expériences de lecture plus anciennes, presque de l’ordre de la veillée.